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BOULE DE SUIF - 2
Dans l'après-midi du jour qui suivit le départ des troupes françaises, quelques
uhlans, sortis on ne sait d'où, traversèrent la ville avec célérité. Puis, un
peu plus tard, une masse noire descendit de la côte Sainte-Catherine, tandis que
deux autres flots envahisseurs apparaissaient par les routes de Darnetal et de
Boisguillaume. Les avant-gardes des trois corps, juste au même moment, se
joignirent sur la place de l'Hôtel-de-Ville; et par toutes les rues voisines,
l'armée allemande arrivait, déroulant ses bataillons qui faisaient sonner les
pavés sous leur pas dur et rythmé.
Des commandements criés d'une voix inconnue et gutturale montaient le long des
maisons qui semblaient mortes et désertes, tandis que, derrière les volets
fermés, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maîtres de la cité, des
fortunes et des vies, de par le «droit de guerre». Les habitants, dans leurs
chambres assombries, avaient l'affolement que donnent les cataclysmes, les
grands bouleversements meurtriers de la terre, contre lesquels toute sagesse et
toute force sont inutiles. Car la même sensation reparaît chaque fois que
l'ordre établi des choses est renversé, que la sécurité n'existe plus, que tout
ce que protégeaient les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la
merci d'une brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre écrasant
sous les maisons croulantes un peuple entier; le fleuve débordé qui roule les
paysans noyés avec les cadavres des boeufs et les poutres arrachées aux toits,
ou l'armée glorieuse massacrant ceux qui se défendent, emmenant les autres
prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au son du canon, sont
autant de fléaux effrayants qui déconcertent toute croyance à la justice
éternelle, toute la confiance qu'on nous enseigne en la protection du Ciel et en
la raison de l'homme.
Mais à chaque porte des petits détachements frappaient, puis disparaissaient
dans les maisons. C'était l'occupation après l'invasion. Le devoir commençait
pour les vaincus de se montrer gracieux envers les vainqueurs.
Au bout de quelque temps, une fois la première terreur disparue, un calme
nouveau s'établit. Dans beaucoup de familles, l'officier prussien mangeait à
table. Il était parfois bien élevé, et, par politesse, plaignait la France,
disait sa répugnance en prenant part à cette guerre. On lui était reconnaissant
de ce sentiment; puis on pouvait, un jour ou l'autre, avoir besoin de sa
protection. En le ménageant on obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à
nourrir. Et pourquoi blesser quelqu'un dont on dépendait tout à fait? Agir ainsi
serait moins de la bravoure que de la témérité.—Et la témérité n'est plus un
défaut des bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses héroïques où
s'illustra leur cité.—On se disait enfin, raison suprême tirée de l'urbanité
française, qu'il demeurait bien permis d'être poli dans son intérieur pourvu
qu'on ne se montrât pas familier, en public, avec le soldat étranger. Au dehors
on ne se connaissait plus, mais dans la maison on causait volontiers, et
l'Allemand demeurait plus longtemps, chaque soir, à se chauffer au foyer commun.
La ville même reprenait peu à peu de son aspect ordinaire. Les Français ne
sortaient guère encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans les rues.
Du reste, les officiers de hussards bleus, qui traînaient avec arrogance leurs
grands outils de mort sur le pavé, ne semblaient pas avoir pour les simples
citoyens énormément plus de mépris que les officiers de chasseurs, qui, l'année
d'avant, buvaient aux mêmes cafés.
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